Passée encore relativement inaperçue en ces temps de débats matrimoniaux, le projet de loi sur l’économie sociale et solidaire arrive sur les bureaux du Conseil des Ministres en ce mois de juin, avant de venir sur les bancs de l’Assemblée à l’automne, espérons le. Cette loi, attendue par beaucoup, sera la première du genre en France, alors que l’Espagne, la Belgique, la Slovénie et bientôt le Québec se seront déjà dotés de telles dispositions. Cette lecture critique du projet de loi est issue d’un travail collectif de différents élus et militants écologistes, auquel j’ai contribué.
Le développement de l’ESS, inscrit dans les engagements du Président Hollande, est un des éléments importants de la transition écologique de l’économie. Contribuant à la réponse à des besoins sociaux non ou mal couverts, levier de la relocalisation des activités et de l’emploi, support de nombreuses expériences de développement durable, l’économie sociale n’est pas qu’un supplément d’âme pour l’économie conventionnelle. C’est un vrai moyen de transformation pour toutes les activités humaines, face à une crise globale de nos méthodes classiques de développement. Cette première loi sur l’ESS peut être ainsi le signe fort d’une réelle ambition politique, visant à produire, échanger, entreprendre autrement. Le compte n’y est pas totalement aujourd’hui, et malgré le volontarisme de Benoît Hamon et de son équipe, le projet de loi actuel doit être amélioré.
Le projet de loi propose tout d’abord une définition du champ de l’ESS, à travers, classiquement, le statut des structures qui la composent (associations, coopératives, mutuelles, fondations) ; mais plus ambitieux, elle vise à intégrer également dans ce champ les structures, quel que soit leur statut, qui sont motivées, bien au-delà du profit, par l’utilité sociale, et ceci à travers une gestion centrée sur l’intérêt de l’activité (bénéfices réinvestis en interne, réserves impartageables). La frontière quelque peu fermée de l’ESS s’ouvre largement à travers une telle définition et de nombreuses entreprises de statut dit conventionnel (SARL, SA, etc…) pourront prétendre demain à cette qualité. C’est une bonne nouvelle si ceci permet le décloisonnement entre ces différents pans de l’économie ; c’est une mauvaise nouvelle si le législateur n’arrive pas à poser une définition claire et ambitieuse de l’utilité sociale.
A ce titre, l’actuel projet de loi se limite sans doute trop fortement à une définition de l’utilité sociale se limitant à l’insertion sociale seule ; les débats parlementaires devront élargir la notion à des enjeux tels que cités par Jean Gadrey : la réduction des inégalités économiques, la solidarité et la sociabilité, le développement humain durable permettant une réduction de notre empreinte environnementale. Il ne faudra pas oublier non plus une des qualités essentielles de l’ESS, qui la distingue souvent radicalement des autres formes d’entreprendre : son caractère démocratique. Si certaines structures de l’ESS ne sont clairement pas des modèles dans ce domaine, peu d’entreprises conventionnelles partagent vraiment le pouvoir en leur sein.
Le projet s’appuie ensuite sur l’innovation sociale caractérisant les ambitions de l’ESS. Fondée sur la définition communément admise en Europe de l’innovation sociale (répondre à une demande nouvelle correspondant à des besoins sociaux non ou mal couverts), la proposition ouvre à de larges perspectives de soutien public et privé pour l’économie sociale. L’ innovation sociale amène en effet souvent l’ESS à rencontrer des « difficultés à en assumer le financement intégral aux conditions du marché ». Mais, alors même que la notion d’innovation sociale pourra ainsi jouer un rôle central dans les futurs régimes d’aide publique, ses critères et modalités d’évaluation sont encore très flous. Il faudra que le monde de la recherche, les économistes et sociologues, les acteurs politiques et institutionnels, la société elle-même dans son ensemble, s’emparent largement de ce travail de définition collective de l’innovation sociale. Lorsque l’innovation sociale sera autant prise au sérieux que l’innovation technologique, l’ESS aura fait un grand pas.
La loi projetée, au-delà de nombreux articles touchant à l’organisation et au rôle des acteurs (CRESS, monde coopératif notamment), ouvre des perspectives intéressantes sur le financement de l’ESS et sur la reprise d’entreprise par les salariés. Elle établit le principe d’un reporting régulier de la Banque Publique d’Investissement et, au-delà, de l’ensemble des banques françaises, relatif à leurs investissements dans l’ESS. Plusieurs alertes ont déjà été lancées sur le risque, pour la BPI, de se détourner clairement de l’économie sociale. Un rappel législatif ne sera sans doute pas inutile, comme le sera aussi le soutien à la commande publique orientée vers l’ESS, tel que le propose la loi. Le projet néglige en revanche d’autres leviers potentiels de développement financier de ce champ que sont la mobilisation de l’épargne, et notamment l’épargne salariale et de proximité, la mobilisation des caisses de retraite, les fonds de dotation, la fiscalité ou encore les monnaies complémentaires. L’invention a été sans limite du coté des produits financiers spéculatifs, depuis les junk bonds jusqu’aux subprimes ; cette capacité d’invention en matière d’ingénierie financière mérite d’être mieux mobilisée pour le compte de l’innovation sociale !
En matière de reprise d’entreprise par les salariés, la loi crée un devoir d’information auprès des salariés en cas de cession de leur entreprise. Cette mesure est très positive et ne peut que faciliter les efforts engagés dans ce domaine, notamment en Rhône Alpes, pour aider les salariés à devenir propriétaires de leurs entreprises par la voie coopérative. Toutefois, comme nous l’avons éprouvé nous-mêmes autour du dossier SET en Haute Savoie, ce sont les préjugés des juges du commerce, des syndics de liquidation, des experts comptables ou des avocats vis-à-vis de l’entreprenariat salarié qu’il faut aussi faire évoluer. L’ESS, comme l’économie conventionnelle, a besoin de capitaux, de sociétaires et d’entrepreneurs salariés ; elle doit aussi faire plus fortement émerger en son sein des entreprises sociales de taille intermédiaire, des ETI – S !
Enfin le projet actuel est très frustrant concernant l’organisation territoriale de l’ESS. Dans l’attente des lois sur la décentralisation, les orientations dans ce domaine sont très légères. Tout au plus comprend t-on que le Ministre Hamon souhaite que l’Etat se dote d’une administration spécifique pour l’ESS, et que les démarches de contractualisation sur les politiques ESS se développent, à l’échelle des Régions comme des intercommunalités. Gageons que le législateur saura éviter les démons jacobins du tout Etat et s’inspirer des pratiques développées sur les territoires depuis près de 10 ans : l’intégration de l’ESS dans certains Contrats de Projet Etat Région et Stratégies régionales de développement économique, la signature de contrats régionaux ou territoriaux de développement de l’ESS entre l’Etat, les collectivités et les acteurs de l’ESS… Ces expériences sont toutes positives, évaluées et appropriables ; il appartient aux partenaires des territoires de mieux les faire connaître, mais aussi à l’Etat de mieux les appréhender pour inspirer le futur cadre de développement de l’ESS.
Une future loi sur l’économie sociale en France représente une vraie opportunité pour la transition écologique de l’économie. A nous ensemble, avec les députés, de lui donner cette vraie dimension !
Cyril Kretzschmar, conseiller délégué à la nouvelle économie, aux nouveaux emplois, à l’artisanat et à l’économie sociale et solidaire, Région Rhône Alpes.
Mai 2013